Les Amis de l’Archéologie Palestinienne

Tawahin es-Sukkar (Sugar Mills)

Jéricho

article mis en ligne le vendredi 8 août 2008

Mon expérience palestinienne a commencé au mois de mai 2000, sous la forme d’un coup de fil de mon amie Marianne Deckers, qui m’a proposé de participer à un chantier de fouilles à Jéricho, grâce au concours de l’Association des Amis de l’Archéologie Palestinienne, que préside Noha Rashmawi.

J’ai immédiatement posé ma candidature, et j’ai vécu les trois mois qui ont suivi dans l’espoir et l’attente de la réalisation de ce projet.

Lorsque Marianne m’a appris que j’allais effectivement partir, je n’arrivais pas encore à y croire ; j’étais alors sur le point d’obtenir mon diplôme d’archéologue, et ce voyage dans un pays dont les vestiges historiques avaient ponctués mes quatre années d’étude me semblait l’incroyable matérialisation d’un rêve.

Au fur et à mesure que se rapprochait le jour de mon départ, je prenais conscience de mon ignorance concernant ce qu’était, profondément, la Palestine. Mes connaissances se limitaient aux quelques sites archéologiques qui parsemaient mes cours, mais l’âme de ce pays m’était étrangère. Les quelques lectures qui ont comblé les heures précédant mon envol me laissaient déjà l’indéfinissable impression qu’une certaine forme d’injustice frappait le peuple avec lequel j’étais appelée à vivre et travailler deux semaines durant. Je ne me doutais pas alors qu’il ne s’agissait que de l’embryon d’une réalité qui allait me frapper de plein fouet.

La première chose qui m’a frappée à mon arrivée est la différence de chaleur dans l’accueil des Israéliens et des Palestiniens. Les premiers ont fait montre d’une froideur à la limite de la politesse forcée, alors que les deuxièmes se sont d’emblée fendus d’une gentillesse et d’une générosité qui m’ont accompagnée pendant toute la durée de mon séjour sur leur territoire.

Tandis que nous descendions de Ramallah vers Jéricho, je ne pouvais détacher mes yeux du paysage ; j’étais happée par la magnificence que dégageaient les collines menaçant la route de leurs ombres aux reflets mordorés, et du contraste violent qui les opposaient à la verdeur apaisante de l’oasis. Tout ce que je voyais me semblait un appel à l’émerveillement et à l’empathie ; deux jours après mon arrivée, la fouille n’avait pas encore commencé, mais j’étais déjà conquise. Nous avons entamé le nettoyage du site le jeudi 27 septembre. La chaleur était éprouvante, pourtant je ressentais un profond bien-être en accomplissant mon travail. J’avais l’impression d’évacuer toute la pollution de nos villes occidentales à mesure que je débarrassais les vestiges de leurs mauvaises herbes. L’atmosphère de notre groupe respirait la gaieté et l’insouciance. Je découvrais avec bonheur les deux archéologues palestiniens qui seraient mes collègues pour quelques jours. Il ne fallut en effet pas plus d’une demi-heure à Wael et Ihab pour gagner ma sympathie, ce qui était d’ailleurs un trait récurrent chez toutes les personnes qu’il m’a été donné de connaître à Jéricho et à Ramallah.

Le vendredi, nous étions invités au mariage d’un archéologue du département à Naplouse. La journée semblait placée sous les meilleurs auspices ; le programme était simple : nous devions faire la fête. Mais pendant que deux êtres joignaient leurs vies, un homme avait accompli un geste méprisable qui continue à en détruire des dizaines au moment où j’écris ces lignes. Je n’ai pas mesuré tout de suite la gravité de cet "incident". J’en ai réellement pris conscience lorsque, dans le vent qui balayait le Mont des. Oliviers d’où nous observions la ville ce soir du 28 septembre, m’est parvenu le grondement de la foule en colère depuis les entrailles de Jérusalem. J’ai pensé à ces bruits sourds et lancinants qui annoncent les raz-de marées et qui proviennent des abysses de l’océan. Dès ce moment, mon état d’esprit concernant ma présence en Palestine avait complètement changé : l’insouciance avait définitivement disparu.

Les jours qui suivirent ont atteint une intensité émotionnelle que je n’avais jamais ressentie auparavant. De 6h00 à 13h30, je retrouvais le bonheur profond de la fouille, avec une dimension nouvelle par rapport aux chantiers précédents auxquels j’avais participé ; celle d’être investie de responsabilités que je n’avais fait qu’entrevoir jusqu’alors et que je pensais dévolues aux archéologues chevronnés. Wael et Ihab nous ont fait ce cadeau inestimable de la confiance et du respect entre personnes d’égale valeur professionnelle. J’ai vraiment réalisé alors que j’étais diplômée et que j’exerçais mon métier ; j’escaladais instantanément deux étages sur l’escalier de l’accomplissement personnel grâce au travail en équipe. La bonne humeur gardait tous ses droits sous la tente qui protégeait nos découvertes ; les ouvriers plaisantaient et nous riions ensemble de notre prononciation maladroite de leur langue.

Mais une fois quitté le havre de paix de la source de Jéricho où nous nous détendions les pieds dans l’eau en buvant le thé à la menthe préparé par Ayman, l’horreur de la guerre nous happait dans son tourbillon de sang et de cris.

Les premières heures, nous avons compté les morts palestiniens, mais nous avons rapidement cessé ; les compteurs avaient explosé, incapables de suivre le rythme des armes israéliennes. Je me souviens de ma rage le jour de l’enterrement de deux des quatre martyres de Jéricho, en voyant les soldats israéliens qui narguaient la douleur des familles, retranchés dans leur camp sur la colline surplombant la ville. Je me souviens m’être imaginée, leur hurlant les pires insultes à la face, avant de les dépecer avec une jouissance malsaine en me repaissant de ce spectacle. C’est ce qui me révolte le plus dans ce conflit interminable : la cruauté pratiquée par les uns amène les autres à agir comme des animaux blessés, qui mordent par instinct de survie, plutôt que de relever la tête pour faire triompher la dignité humaine.

Après trois semaines de cet étrange régime mêlant atrocités indigestes et vrais fous-rires dans la plus pure des complicités avec Wael et Ihab, la dégradation de la situation, qui semble ne pas avoir de limites à ce jour, nous a poussées sur le chemin du retour en Belgique. Après avoir passé avec succès l’examen de la paranoïa israélienne à l’aéroport, j’ai atterri sur mon sol natal avec le coeur en berne et des racines sans terre dans laquelle se planter. Je pensais à cette phrase que Naha m’a dite avec humour lorsque nous marchions sous un soleil brûlant vers le cimetière de Jéricho : " Vous avez signé, c’est pour en chier !". Et le peuple palestinien, combien de temps devra-t-il encore en chier pour avoir signé la "paix" des Israéliens ?

Aujourd’hui, je continue à communiquer avec Wael et Ihab par internet, et ils me tiennent au courant de l’avancement de notre fouille, mais leur réponse concernant l’évolution de la situation dans le pays est toujours la même : " it’s okay, we are still alive". Je leur envoie tout le courage qui m’est inutile ici en Belgique, où les gens vivent en paix et sont remplis d’espoir face à leur avenir. L’A.A.P. s’est réunie à Paris le dimanche 19 novembre. J’ai pu rencontrer ces défenseurs de la Palestine aux talents si divers, et mettre un visage sur les prénoms qui sont si souvent dans la bouche de Noha. Cette réunion m’a montré que le destin de l’archéologie en Palestine sera très bientôt sur la voie de la reconnaissance scientifique internationale, parce que nous sommes tous profondément déterminés à l’y amener, et qu’avec notre motivation, nous ne pouvons que réussir.

Bastiane Meurice, 22 novembre 2000.


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